Les plantes en coussinet

* = cushion-plants (angl.); Polsterpflanzen (all); pulvinatus (latin)

Cet article est paru dans le bulletin SAJA  de 1964 Tome IV – N° 49 – 13e Année

R. RUFFIER-LANCHE

Comme toute classification, celle des plantes peut se faire à partir de critères très variés. Depuis Linné, dont une grande partie du « système » a d’ailleurs été bien vite abandonnée comme trop artificielle, la systématique des végétaux se fonde essentiellement sur les caractères tirés de l’inflorescence ou de ce qui en tient lieu, car ces caractères, plus « intimes », sont considérés comme moins variables et moins soumis aux influences exterieures que ceux des autres organes de la plante.

Les végétaux peuvent toutefois se classer de bien d’autres manières : 

  – d’après leur écologie : plantes d’endroits humides ou secs, d’ombre ou de soleil, de climats chauds ou froids, etc.;

  – d’après leur physiologie ;

  – d’après leur chimisme ;

  – d’après leur dispertion dans le monde, et c’est la phytochorologie ; 

  – d’après les zones et les étages climatiques où ils se rencontrent, et c’est la phytogéogrphie ;

  – d’après les groupements qu’ils constituent, et c’est la phytosociologie…

Il ne faut cependant pas perdre de vue que toute classification d’êtres vivants est obligatoirement un peu arbitraire, la « Nature » ignorant les catégories bien définies : toute systématique est toujours un lit de Procuste.

Les amateurs de plantes, qui ne sont pas toujours des botanistes, ont volontiers tendance à les classer d’après la couleur de leurs fleurs, ou l’aspect de leur végétation : arbres, herbes, plantes bulbeuses ou assimilées, etc.

Cette dernière façon de classer les végétaux, d’après leur forme biologique, est très intéressante et très utile. Et les botanistes, qui sont parfois aussi des amateurs de plantes, s’en sont occupés. L’un des premiers à proposer une classification rationnelle de ce point de vue fut Raunkiaer, dont les principes généraux et le vocabulaire sont devenus classiques, au sens précis du mot.

LA CLASSIFICATION BIOLOGIQUE DES PLANTES ( GEOGRAPHIE).

Après avoir, dans un grand nombre de régions, classé les espèces rencontrées d’après leur forme biologique, on s’est aperçu que, suivant les climats, le pourcentage des différents types était très variable.

Ce pourcentage, appelé « spectre biologique », se retrouve sensiblement le même dans des régions très éloigniées géographiquement, mais présentant une analogie certaine des conditions de vie. Ainsi, les géophytes ( ou plantes bulbeuises au snes des jardiniers ) se trouvent essentiellement sous les climats à saison sèche et saison humide bien tranchées; elles peuvent en effet passer la saison sèche, qui est la saison défavorable surtout si c’est la saison chaude, à l’état de repos complet. On les rencontre donc surtout sous les climats de type méditerranéen.

Lorsque la saison sèche est encore plus accentuée, donc plus défavorable, le pourcentage des espèces annuelles, ou thérophytes, augmente considérablement. Ces plantes, qui germent à la saison des pluies, fleurissent et graines en hâte, et passent la saison sèche sous forme de graines, forment 38 % de la végétation du désert lybien, par exemple.

En revanche, sur les hautes montagnes de nos Alpes, ou dans les régions polaires, il n’y a pratiquement pas de thérophytes. Encore, celles que l’on voit chez nous en altitude : Gentiana nivalis et G. tenella,diverses Euphraises, quelques Sedum…, ne sont-elles pas réellement annuelles. Elles ne fleurissent certes qu’une fois, mais la saison chaude est trop courte pour qu’elles puissent fleurir et fructifier l’année même de leur germination. Elles sont donc seulement monocarpiques, mais bisannuelles ou pluriannuelles (les spécialistes disent : hapaxanthes).

Dans les régions tempérées-froides, le type normal de la végétation est la forêt, composée d’arbres à feuilles caduques en hiver, ou de conifères à aiguilles dures et fines résistant à la « sècheresse physiologique » hivernale. La chute des feuilles, chez nous, est liée à la saison froide. Dans d’autres contrées, à climat sub-désertique, c’est pendant la saison sèche que les arbres, s’il y en a, perdent leurs feuilles : il en va ainsi dans les semi-déserts de Californie et de Madagascar, ou dans les savanes africaines. Dans les régions tropicaleshumides, où les conditions de chaleur et d’humidité sont toujours proche de l’optimum, on a la forêt d’arbres à larges feuilles persistantes.

J’ai cité ces quelques exemples, choisis un peu au hasard, pour rappeler que, à conditions de vie données, correspond normalement un aspect donné de la végétation. On a souvent été tenté d’intervertir les termes, et de déduire les conditions de vie de l’aspect de la végétation : comme toute généralisation ou extrapolation, cela peut conduire à de graves erreurs. Car des facteurs très différents peuvent atteindre un même résultat : le vent froid là, la sècheresse ailleur. Nous en verrons quelques exemples à propos des plantes  en coussinet.

L a convergence de la forme des plantes, sous des conditions semblables ou équivalentes, est indiscutable. Encore peut-il y avoir plusieurs formes  » d’adaptation » à des conditions semblables. Et c’est heureux, sans quoi les paysages végétaux risqueraient d’être bien monotones. Quant à savoir s’il s’agit d’adaptations progressives, devenues héréditaires par mutations lentes ou brusques, ou si les espèces non « pré-adaptées » ont été éliminées ou n’ont pu prendre pied, c’est un autre problème, qui a déja fait couler beaucoup d’encre et donné lieu à des discutions passionnées. Ce n’est peut-être qu’un faux problème, une version de celui de la poule et de l’oeuf : des deux, qui a commencé ?

Quoi qu’il en soit, ces formes sont généralement très stables dans le temps, à l’échelle humaine. On peut cultiver en plaine des androsaces en coussinet, elles restent en coussinet, peut-être un peu plus lâche. J’ai cultivé, à partir de nombreux semis efféctués en plaines, Juniperus communis et Juniperus nana, ce dernier étant considéré par plusieurs auteurs comme une forme adaptative même pas héréditaire : dès les premières années après la germination, la différence entre les deux espèces est considérable. Mais le contraire n’est pas entièrement vrai : sous le climat de la montagne, dans le Jardin Alpin du Lautaret par exemple, Juniperus communis tend à perdre le pot de J. nana, sans toutefois perdre la morphologie distinctive de ses organes. Comme on pouvait s’y attendre, un climat rude tend à uniformiser l’aspect des êtres qui lui sont soumis, plus que le ferait un climat tempéré : de cela nous verrons des exemples chez les plantes en « faux » coussinet.

Bien entendu, suivant les espèces ou les races, on trouvera toutes les possibilitées, depuis la plante à forme (morphologie) et les besoins vitaux (écologie) strictement déterminés par son organisation interne, à la plante à morphologie et écologie plus ou moins lâche.

Des statistiques assez récentes donnent environ 400 espèces de plantes en coussinet, réparties en 34 familles et 78 genres. La répartition de ces plantes se présente approximativement comme suit :

  – 2 % en Afrique : Sahara (très peu, et surtout annuelles) et montagnes du Cap, réparties en deux familles;

  – 2 % dans les régions polaires arctiques (très rares, en fait, et aucune en « vrai  » coussinet), en trois familles;

  – 10 % dans les montagnes d’Amérique du Nord (surtout dans les Rocheuses internes, semi-désertiques) en une dizaines de familles; 

  – 10 % dans les montagnes européennes, en huit familles;

  – 12 % dans les îles antarctiques : Nouvelle-Zélande, Tasmanie, Kerguelen, etc., en cinq familles;

  – 15 % dans les montagnes et hauts déserts asiatiques, en dix familles; 

  – 50 % en Amérique du Sud, des Andes du Nord, au-dessus de 4000 mètres,  à la terre de feu, réparties entre vingt-huit familles; on trouve là une variété étonnante : des violettes, des valérianes, des verveines, des oxalis, des malvacées, des ombellifères, des géraniacées, des rubiacées, des campanulacées, et jusqu’à des joncacées et des populages (Caltha)*.

*Si un  » fort -en-math  » additionne les pourcentages ci-dessus, il trouvera un total de 101 %. Ce détail ne m’a pas échappé, mais j’ai estimé stupide d’utiliser des fractions, en partant de chiffres très approximatifs.

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QUE SONT DONC LES PLANTES EN COUSSINET ?

Ce sont des plantes vivaces (sauf très rare exceptions, dans les deserts et semi-deserts), à feuilles persistantes, sans axe principal mais à nombreuses ramifications radiales, pérennes, et s’allongeant chaque année. Elles offrent souvent l’aspect de certaines mousses (de haute montagne ou d’endroits très secs), telles les Grimmia; cette apparence est rappelée dans maints noms d’espèces : musciformis, muscoides, bryoides.

La ramification radiale est un caractère intrinsèque, donc stable : la culture sous d’autres climats ne change que peu, ou pas, le caractère de la plante. Plantes sempervirentes (toujours « vertes »), presque toutes passent l’hiver avec des « bourgeons ouverts », c’est-à-dire non protégés par des écailles comme les bourgeons de nos arbres.

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CROISSANCE ET DÉVELOPPEMENT.

Le mécanisme qui produit les coussinets a été étudié soigneusement par W. Rauh. Il peut être décrit de la façon suivante : 

Si nous considérons une plante à croissance « normale », un jeune sapin par exemple (au moment de conclure, nous verrons pourquoi il faut un jeune sapin), il apparaît que l’accroissement s’effectue plus ou moins également pour toutes les parties, quelle que soit leur position relative sur l’axe principal, ce qui donne une silhouette en pyramide. Très généralement d’ailleurs, l’accroissement est un peu plus rapide vers le sommet, ce qui donne une pyramide étroite.

Chez les plantes en coussinet, au contraire, l’accroissement présente dès le début une très grande inégalité : 

Chez les plantes en coussinet bombé, qui sont les « vraies » plantes en coussinet, l’accroissement ne se produit qu’au sommet. Il est dit acrotone.

Chez les plantes en coussinet plat, il ne se produit que vers la base. Il est dit hypotone, et produit des plantes en coussin plat ou en plaques.

Les rameaux donnent, vers le sommet dans le premier cas, vers la base dans le second, des ramifications en général peu nombreuses et qui présentent un allongement à peu près égal pour chaque pousse. Cet allongement peut être minime, de l’odre de quelques centimètres ou millimètres par an.

Si l’axe du rameau participe à l’allongement, la croissance est dite monopodiale. S’il n’y participe pas, et c’est le cas en particulier lorsqu’il est terminé par une fleur, elle est sympodiale.

Ces modes de croissance se retrouvent chez des plantes très différentes, auxquelles ils impriment un aspect semblable : le Dragonnier des Canaries (Dracaena draco), Euphorbia dendroides, Euphorbia spinosa, Seseli caespitosum, Raoulia eximia, certains Azorella, les Saxifrages du type Burseriana, sont à croissance acrotone, sympodiale.

Les astragales en coussin, les acantholimons, les androsaces de la section Aretia, sont à croissance acrotone, monopodiale.

Les « arbustes en espalier » : saules nains, Dryas, Loiseleuria, Potentilla nitida; les plantes en coussinet plat : Silene acaulis, Saxifraga oppositifolia, Azorella trifurcata, sont à croissance hypotone, sympodiale ou monopodiale suivant les espèces. Malgé la lenteur de leur croissance, certains coussinets peuvent atteindre soit plusieurs mètres de diamètre, comme Raoulia eximia, soit plusieurs mètres de haut, comme diverses espèces d’Azorella des hautes Andes.

L’age que peuvent atteindre les plantes en coussinet est très mal connu. Certains individus d’androsace doivent dépasser le siècle, certains Raoulia et Azorella en atteindre plusieurs. Dans certains genres à nombreuses espèces : Saxifraga, Androsace, Azorella, Raoulia, etc., on trouve tous les passages, de la plante en touffes lâches au coussinet plat, puis au coussinet bombé. Il ne s’agit généralement que de différences quantitatives.

FEUILLES.

Les feuilles sont d’ordinaire très petites, atteignant rarement un centimètre, simples, souvent entières, épaisses, et presque toujours sessiles. Dans les cas les plus extrêmes, ce sont des feuilles restées à l’état d’ébauche : feuilles réduites à des épines et des gaines comme chez Azorella columnaris et Abrotanella forsterioides. Beaucoup sont recouvertes de poils, ou enroulées sur elles-mêmes, ou composées d’une très petite partie chlorophylienne entouréer d’une large bordure scarieuse de cellules vides et transparentes. D’autre se cachent entre de grandes bractées scarieuses; dans ces derniers cas, on a parfois du mal à distinguer si la plante est vivante ou morte. Le prix décerné à une petite plante de Raoulia eximia, présentée à l’exposition organisée à Londres pour la Troisième Conférence des Plantes de Rocailles, a suscité de nombreux commentaires dans les milieux intéressés, – les opposants prétendant que ce prix avait été attribué à une plante morte depuis longtemps ! Plantes des hautes montagnes, des rivages très ventés, des déserts et des semi-déserts, leurs feuilles offrent ainsi les caractères d’un xéromorphisme très poussé, que confirme leur anatomie : cuticule épaisse, tissus épais, succulents. Les stomates, peu nombreux, sont sur la partie protégée de la feuille, partie qui peu être la face inférieure (abaxiale) ou supérieure (adaxiale), suivant l’orientation de cet organe. 

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RACINES.

Les racines sont très généralement du type allorhize. En d’autres termes, le système radiculaire comporte à la fois : 

  • une très forte racine pivotante, qui peut dépasser un mètre de longpour des plantes dont la hauteur hors terre est de l’ordre du centimètre (nous avons déterré soigneusement un Silene acaulis dont la racine pivotante dépassait deux mètres, pour une plante de quinze centimètres de diamètre et un centimètre de haut);
  • et, à côté de cette racine pivotante, de nombreuses, courtes et très fines racines adventives se développent souvent, dans les plantes en coussinet dense, à l’intérieur même du coussinet, dont le « remplissage » est assuré par les particules minérales apportées par le vent ou les eaux, et surtout l’humus formé par les anciennes feuilles se décomposant lentement sur place. Chez la majorité des plantes en coussinet, les feuilles sont en effet marcescentes, c’est-à-dire qu’elles sèchent sur place, sans se détacher du rameau. Ceci explique la facilité relative du bouturage d’espèces telles qu’Eritrichium nanum ou les androsaces de la section Aretia. En fait, il est souvent bien plus aisé de réussir des boutures de ces plantes que de transplanter un coussinet entier : chaque rameau-bouture, enfoncé jusqu’à la rosette terminale dans un sol bien tassé, est assuré d’une humidité constante et d’une évaporation réduite jusqu’à l’enracinement convenable. Si au contraire on transplante un coussinet entier, dont la racine pivotante est en général cassée à l’arrachage, la plante, chargée de feuilles et reposant sur le sol, avec lequel elle ne fait pas corps, a les plus grandes chances de se dessécher.                                                                                                         
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 FLEURS.

Organes éphémères, ne se développant qu’à la saison la plus favorable, les fleurs des plantes en coussinet ne présentent pas de caractères particuliers. Grandes ou petites, blanches, vertes ou vivement colorées, éclatantes ou presque invisibles, acaules ou pédonculées, elles peuvent être solitaires sur chaque rameau ou être groupées selon l’un des innombrables modes imaginés par le règne végétal. Mais même des fleurs qui paraîtraient insignifiantes sur une plante de haute taille brillent d’un éclat particulier sur un coussinet minuscule, qu’elles cachent parfois en entier.

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EN CONCLUSION, nous pouvons nous demander quelles sont les raisons de la répartition des plantes en coussinet, répartition très particulière comme nous l’avons indiqué au début de cet exposé sommaire et grandement simplifié. Nous ne nous demanderons pas si les conditions de vie ont déterminé ces formes par adaptation ou bien si elles les ont séléctionnées : ceci reste du domaine des hypothèses incontrôlables. Mais que ces conditions puissent être démontré par la production de « semble-coussinet ». Courbés et aplatis par le poids de la neige, les rameaux semblent à croissance basitone. Tous les facteurs qui déterminent la mort des bourgeons terminaux et des pousses les plus longues (donc les plus exposées) : gel, vent qui casse, dessèche ou abrase, soleil qui brûle, animaux qui broutent, provoquent, chez des epèces très variées, une ramification acrotone. La forme hémisphérique apparaîtra alors chez les végétaux les plus divers : chez Juniperus communis cultivé en montagne, chez Empetrum nigrum poussant dans des conditions très exposées, chez Pistacia lentiscus ou Calycotome spinosa sooumis aux vents de mer…

La physiologie même de la plante est changée. Deux travaux récents me paraissent particulièrement suggestifs, à cet égard.

GRANT et HUNTER (1962) ont étudié en cultures comparatives les écotypes (formes stationnelles) de Calluna vulgaris, espèce à amplitude écologique très grande, puisqu’on la trouve sur arènes siliceuses sèches comme sur tourbière, depuis le niveau de la mer jusque, chez nous, vers 2000 mètres. Ils ont observé que les plantes issues de graines récoltées dans des endroits très ventés ou en altitude présentaient, en proportion croissant avec l’altitude ou le vent du lieu d’origine, des formes à ramifications courtes et plus ou moins égales, à croissance lente, se rapprochant de plus en plus de la forme en coussinet. Ce sont là, on le voit, des formes génétiquement fixées.

WHITEHEAD et LUTI (1961) ont étudié les effets du vent sur des plantes apparemment aussi peu plastiques, et surtout aussi peu montagnardes, que le Maïs et le Grand Soleil (Helianthus), qu’ils ont soumis quarante jours à un vent permanent d’environ 53 km/heure. Les résultats en furent des modifications morphologiques, anatomiques et physiologiques très nettes de toutes les parties de la plante et même des racines; – modifications  du même ordre que celles reconnues chez nos végétaux de haute montagne. Ne pouvant citer ici le détail, je résumerai seulement les conclusions de ces auteurs : « La signification écologique de ces résultats est qu’un génotype (forme héréditaire) donné, exposé durant tout son développement à des conditions adverses croissantes paraît capable de produire une phénotype (forme stationnelle non fixée) modifié dans une direction en harmonie avec ces conditions. D’autres espèces doivent être capables d’une plasticité encore plus grande. »

D’autres expériences de WHITEHEAD, faites sur place, en montagne, dans les Abruzzes et dans les Balkans, lui ont montré que « les mêmes effets, très exactement, sont obtenus par l’exposition au vent, par le manque d’eau ou l’accroissement de l’intensité lumineuse ».

Depuis la découverte des hormones végétales, ou auxines, on a tendance à admettre que toute la croissance et le développement des plantes sont réglés par ces substances plus ou moins mystérieuses. A tel point que l’on n’hésite guère à nommer une nouvelle auxine, même si on ne parvient pas à l’isoler, dès que l’on croit pouvoir la définir par ses effets en cas particulier.

Qui ne voit la possibilité de formes de croissance différentes, sans même envisager un faible changement dans la nature des auxines, mais seulement de leur répartitions dans les divers organes, à divers niveaux ? C’est le moment d’expliquer pourquoi je prenais comme exemple un jeune sapin. Un vieux sapin, et plus encore un vieux cèdre, ne s’accroît plus en pyramide terminéepar une flèche, mais présente une croissance nettement acrotone : il ne doit point s’agir, chez ces formes de vieillesse, d’un changement de nature des auxines réglant la croissance, mais d’un simple changement dans leur répartition ou leur dilution.

Les facteurs dont le rôle est déterminant sont la sècheresse, les basses températures et le vent. On sait d’ailleurs qu’un vent violent, même chargé d’humidité, dessèche et abaisse la température.

Presque partout, les plantes en coussinet apparaissent comme les extrêmes avant-gardes de la végétation, là où les conditions d’existence sont les plus défavorables. Dans les Alpes, on les rencontre surtout au-dessus de 2000 à 2500 mètres, suivant les régions, après avoir dépassé la ceinture des arbres nains. Plantes pionnières, elles habitent les falaises et les fissures de rocher, parfois bien plus haut que la limite des neiges persistantes : Androsace alpina dépasse 4000 mètres au Cervin, Phlox caespitosa condensata a été trouvé à 4500 mètres dans le Colorado, Arenaria musciformis à 6222 mètres à l’Everest.

Sur les hauts sommets de nos Alpes, on peut dire que la forme en coussinet est la forme presque exclusive qu’adoptent les végétaux dont une partie importante subsiste hors terre pendant la saison la plus défavorable, qui est ici  l’hiver. RAUH, déja cité, a vu en haute altitude des plantes normalement en touffes lâches, telles Cerastium alpinum et Linaria alpina, prendre la forme en coussinet; j’ai moi-même observé ce phénomène chez bien d’autre espèces. Dans le Valais, dont la flore nivale et subnivale a été particulièrement bien étudiéé, et qui détient les records d’altitude de la végétation phanérogamique pour le Alpes, les espèces suivantes dépassent 4000 mètres  :

Saxifraga bryoides, au Finsteraarhorn, 4000 m et plus; 

Saxifraga moschata, au Finsterraarhorn, 4000 m et plus;

Saxifraga biflora,au Cervin, 4200 m;

Saxifraga muscoides, au Cervin, 4200 m;

Draba fladnizensis, au Rimpfischorn, 4100 m;

Gentiana brachyphylla, au Cervin, 4200 m;

Androsace alpina, au Cervin, 4200 m;

Linaria alpina, au Rimpfischorn, 4100-4200 m;

Phyteuma pedemontanum, au Cervin, 4010 m;

Ranunculus glacialis, au Finsteraarhorn, 4273 m.

(Androsace helvetica et Eritrichium nanum manquent de peu les 4000 m.)

De ces dix espèces, les sept premières sont en coussinet. Linaria alpina, nous l’avons vu, prend cette forme dans les situations les plus exposées. Des deux dernières, la Raiponce du Piémont perd ses feuilles au début de l’automne, et subsiste par sa souche qui ne dépasse pas le sol. La Renoncule des glaciers ne subsiste que par ses racines charnues et se comporte comme une véritable plante bulbeuse.

Il est remarquable que Ranunculus glacialis, la plante qui monte le plus haut dans nos Alpes, soit aussi celle qui s’avance le plus près du Pôle Nord et qui atteigne, dans les régions arctiques les plus hautes altitudes. Il est encore plus remarquable que ce soit la seule espèce citées ci-dessus qui appartienne à la fois à la flore arctique et à la flore alpine, alors que sur les quelque 800 espèces de phanérogames recensées dans l’Arctique, environ 17% se retrouvent dans les Alpes et sont pour cela appelées arcto-alpines. De plus, la répartition actuelle de la Renoncule des glaciers et de ses alliés (genre ou sous-genre Oxigraphis) montre que ce sont des espèces d’origine alpine, ou mieux centre-asiatique, n’ayant atteint les régions arctiques qu’après les glaciations.

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QUEL EST LE CLIMAT dans nos Alpes, au-dessus de 4000 mètres ?

A cette altitude, il y a normalement des glaciers. Là où il n’y en a pas, c’est que la pente du rocher et la violence du vent ne permettent pas à la neige de s’accumuler. Les plantes y sont donc soumises toute l’année à tous les effets du vent, du soleil et de la gelée. Pendant la plus grande partie de l’année, l’air, très sec et raréfié, reste à des températures inférieures à zéro, même en plein soleil. La diminution de la pression atmosphérique favorise l’évaporation. A la sécheresse physiologique (eau gelée), s’ajoute l’action déshydratante du vent. Or, la violence des vents croît avec l’altitude et, comme l’avait noté FLAHAULT, « les vents dessèchent le sol (et les organisme) plus complètement que ne le fait le soleil le plus ardent ».

La tension de la vapeur d’eau diminue avec l’altitude, plus vite encore que ne diminue la pression. Elle diminue également avec la température. A 4000 mètres, la pression est les deux tiers de la pression au niveau de la mer, la tension : le quart. L’humidité absolue finit par être trop faible pour donner lieu à des précipitations importantes. De même, la pluviosité est très faible dans les pays très froids, comme les régions polaires.

En haute montagne, si l’air reste froid pendant le jour et si les gelées nocturnes sont la règle, l’intensité des radiations solaires augmente rapidement avec l’altitude : 4000 mètres, au Mont Blanc, elle est évaluée à 180 % de l’intensité au niveau de la mer. Les corps qui absorbent la chaleur (rochers et plantes) atteignent des températures bien supérieures à celles des mêmes corps en basse altitude. Selon GODEFROY, le nombre des calories reçues par minute et centimètre carré, sur une surface normale aux rayons solaires, est, dans les même conditions, de 1745 à Paris, 2022 au Glacier des Bossons, 2392 au sommet du Mont Blanc.

Agissant tous dans le même sens, les effets de l’altitude, du vent et du froid s’additionnent pour provoquer une sécheresse de plus en plus intense. On peut s’en faire une idée en relisant les notes de Jean Franco sur l’Expédition au Jannu du Club Alpin Français : « A ces altitudes, chaque homme doit boire 5 à 6 litres d’eau par jour, ce qui posait des problèmes de transport. »

On peut donc conclure que la caractéristique essentielle du climat de haute montagne, c’est la sécheresse. Comme l’écrit encore Godefroy : « Dans les valeurs qu’il peut prendre à la surface du globe, le froid ne paraît pas suceptible, à lui seul, de s’opposer au développement de la végétation*. Mais il crée une sécheresse physiologique, à laquelle il convient surtout d’avoir égard…Dans un régime de chaleur que ne compense pas une humidité suffisante, et dans un régime de froid, les plantes prennent le caractère des plantes de sécheresse. » Le premier de ces régimes est celui des déserts et semi-déserts, le second, celui des « frigori deserta » de Rübel. 

Lüdi, à la suite de ses expériences sur la dessiccation en relation avec l’altitude, conclut ainsi : « La force de dessèchement de l’air offre une assez satisfaisante sommation de tous les facteurs atmosphériques qui règlent et limitent la croissance des végétaux…Le dessèchement augmente fortement avec l’altitude. » Bien entendu, on n’en saurait déduire que les plantes xéromorphes ont besoin de sécheresse pour vivre. Simplement, elles peuvent supporter des périodes de sécheresse, plus ou moins longues, qui tuerais des espèces moins résistantes. Elles poussent bien plus vigoureusement lorsqu’elles disposent d’une humidité suffisante. Mais la plupart ne semblent pouvoir supporter l’humidité stagnante. J’ai néanmoins conservé au Lautaret plus de deux ans, quelques touffes d’Eritrichium nanum, plantées le long du ruisseau, à peine au-dessus du niveau de l’eau, et, de plus, à l’ombre d’un saule; il est vrai qu’en hiver, elles étaient malgré tout en situation « sèche », l’eau étant gelée. Si ces plantes ne se trouvent pas, dans la nature, dans des conditions plus favorables, c’est qu’elles sont éliminées par les espèces à croissance plus rapide et à exigeances en lumière moins grande. Ainsi, dans le Jardin Alpin du Lautaret, Androsace helvetica, plantée au sommet d’un bloc de tuf, pratiquement sans terre, en plein soleil, et sans aucun arrosage, a survécu à l’été extrêmement sec (dans le Sud-Est) de 1962. Mais elle pousse bien mieux en situation moins sèche, dans une bonne terre, à condition d’être protégées contre la concurrence des espèces plus vigoureuses. De même, dans le Jardin du Laboratoire de Botanique, à Grenoble, cactées et autres « plantes grasses » croissent avec une vigueur prodigieuse, en été, lorsqu’elles sont soumises à des arrosages abondants et répétés, si les conditions de température sont suffisantes; arrosées en période froide, elles pourriraient.

On peut s’étonner de voir paraître ici des plantes grasses et cactées. Ceci illustre ce que j’écrivais en commençant : qu’il peut y avoir différentes formes d’adaptation à un même facteur. Le problème de la résistance à la sécheresse a été résolu d’une certaine manière par les plantes en coussinet. Il l’a été d’une autre façon par les plantes succulentes, aux tissus gorgés d’eau. Certaines de ces plantes succulentes, comme Opuntia floccosa et O. lagopus des hauts plateaux andins, adoptent d’ailleurs la disposition en coussinet. Des autres formes d’adaptation à la sécheresse, la plus curieuse est peut-être celle des plantes « reviviscentes » : ces plantes se déshydratent presque complètement (comme le font aussi certains animaux inférieurs) et se recroquevillent sur elles-mêmes, pendant la saison sèche, pour reverdir et s’épanouire aux premières pluies.

Si l’on se reporte au tableau de la répartition des plantes en coussinet, on voit que partout règnent des vents violents, accompagnés ou non d’une sécheresse du substratum, et de températures basses ou très basses. Les hauts plateaux et les sommets des Andes, aux précipitations rares, sont soumis en permanence à des vents violents. Les Kerguelen et les autres îles antarctiques ont été définies par Schimper comme des « Windwüsten » (déserts de vents). On connaît l’extrême violence des vents sur la pointe méridionale de l’Amérique du Sud, tout particulièrement en Patagonie. Les vents glacés du Groenland, du Spitzberg ou du Labrador, les déserts et semi-deserts d’Asie, le Sahara et les montagnes Sud-Africaines, les Rocheuses internes, offrent des conditions semblables ou équivalentes. On connaît aussi les conditions sévères des montagnes néo-zélandaises. Relatant une excursion dans les Southern Alps (Alpes du Sud de Nouvelle-Zélande), R.C. Allan écrit en décembre 1962, à propos de Raoulia bryoides, l’un des plus petits des « vegetable-sheep » : « Les plantes doivent être équipées pour survivre à une sécheresse excessive, à des vents furieux, à un soleil brûlant, à de hautes températures et aux neiges hivernales. Cela (leur survivance) est réellement incroyable ».

La forme en coussinet, dans ses caractéristiques les plus extrêmes, peut donc être considérée comme l’une des meilleures formes d’adaptation à la sécheresse, sécheresse « réelle » ou « physiologique ». C’est aussi l’une des formes les plus aérodynamiques.

*Flahault écrivait : « La flore nivale n’a pas de limite supérieure. »

RÉFÉRENCES :

Godefroy R. : La nature Alpine (1940), Chambéry.

Raunkiaer C. : Types biologiques pour la Géographie botanique, K. Danske Vidensk. Selsk., Ov. Forhandl. (1905), 345-438.

Rauh W. : Ueber Polsterfömigen Wuchs, Nova Acta Leopoldina (Halle-Saale), Neue Folge Bd. 7, n° 49 (1939), 268-508, 22 pl. et nombr. ill.

Whitehead F. et Lüti R. : Experimental studies of the effect of wind on plant growth and anatomy, New Phyt., 61 (1962), 56-62.

Les plantes en coussinet

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